La fin des Ming

Tandis que les héritiers de Ricci esquissaient la nouvelle physionomie de la mission chinoise, l’empire Ming, déjà épuisé par des problèmes économiques et politiques, était proche de l’effondrement. La menace la plus grave venait du nord-est, où les tribus mandchoues, unifiées par le chef de guerre Nurhaci dans les premières années du XVIIe siècle, étaient devenues plus fortes et plus aguerries.
Au péril extérieur s’ajoutait celui des révoltes paysannes. En 1643 l’un des chefs, Li Zicheng, conquit Xi’an et marcha sur Pékin. L’empereur Chongzhen, incapable d’organiser la résistance, se pendit à un arbre sur la colline du, Charbon, derrière le palais impérial, signant par son geste la fin de la dynastie Ming après deux cent soixante-seize années de règne.

Cependant, les paysans rebelles ne purent consolider leur conquête car le général chinois Wu Sangui, qui commandait les troupes impériales Ming du nord-est, s’allia avec les Mandchous et réussit à vaincre Li Zicheng. Les envahisseurs entrèrent à Pékin avec le général Sangui et proclamèrent en 1644 la nouvelle dynastie Qing, ou « Pure », réussissant en quelques années à reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire. Shunzi, un enfant, monta sur le trône, entouré du régent Dorgon qui se fit le promoteur d’une politique de stabilisation pour permettre la transition vers la nouvelle structure dynastique. Les Mandchous étaient des étrangers, mais la dynastie Qing n’était pas totalement barbare, car l’influence chinoise en Mandchourie avait en partie sinisé la population et la conquête de la Chine elle-même s’était faite sous l’œil bienveillant de nombreux militaires chinois engagés dans les guerres contre les révoltés. La plupart des bureaucrates Ming s’allièrent avec les vainqueurs.
Pour les jésuites, le passage a la nouvelle dynastie fut relativement indolore. Les nouveaux gouvernants, qui devaient consolider leur domination et, par conséquent, promulguer un calendrier correct pour afficher clairement que l’harmonie régnait entre eux et le Ciel, comprirent que les compétences astronomiques des jésuites étaient précieuses et qu’il n’était pas sage d’y renoncer. Le régent Dorgon proposa au jésuite Schall von Bell la nomination au poste de directeur du Bureau astronomique, l’une des charges les plus prestigieuses de la bureaucratie impériale. Schall réussit à instaurer avec le jeune Fils du Ciel un rapport très intense et personnel.


Satisfait du travail du jésuite au Bureau astronomique, l’empereur lui accorda de nombreuses marques de reconnaissance. Il lui octroya le titre de « Maître qui comprend les mystères » et, en 1658, le nomma fonctionnaire de premier rang honoraire. Dans l'intervalle, le jésuite avait bâti à Pékin, avec la permission de l'empereur, une nouvelle résidence pour les missionnaires et une nouvelle église, connue par la suite sous le nom d'église du Sud. Quelques années plus tard, en 1664, le premier jésuite chinois, Zhang Weixin, était ordonné prêtre à Rome.
Mais la sympathie diffuse et la curiosité dont les intellectuels, y compris non convertis, avaient témoigné à l'égard des « études célestes » jusqu'à la chute de la dynastie Ming céda le pas, à l'époque mandchoue, à une conscience plus précise des profondes divergences entre la vision du monde proposée par les jésuites et la pensée chinoise. Ricci avait utilisé l'enseignement de la science comme une introduction à la religion. Avec le temps, cependant, les intellectuels chinois comprirent que les similitudes superficielles entre la morale chinoise et la morale catholique cachaient, en réalité, des différences radicales

Dans le même temps, les membres de la bureaucratie commençaient à craindre que le catholicisme puisse miner les fondements de l'état chinois, qui ne pouvait admettre en son sein aucune forme de pouvoir, y compris religieux, indépendant du pouvoir impérial. Pour les chinois, il devint habituel de distinguer en deux parties l'enseignement des missionnaires: les apports scientifiques et techniques, qui méritaient d'être conservés, tandis que tout ce qui avait trait à la religion était à proscrire. On peut voir une preuve de l'affaiblissement de la sympathie des intellectuels chinois pour les missionnaires dans la diminution drastique, à partir de 1616, des préfaces célébrant les ouvrages publiés par les jésuites. Ils jouissaient cependant d'une grande considération en qualité d'experts étrangers.


Malgré l'accroissement du nombre des convertis et la conquête d'un rôle notable à la cour impériale, Schall fut un personnage aussi controversé qu'important, et il dut affronter des adversaires féroces au sein même de l'ordre des jésuites. Entre autres accusations, on lui reprochait d'avoir accepté de diriger le Bureau astronomique. La publication de l'almanach des jours propices et funestes étant toujours associée au calendrier astronomique, les détracteurs de Schall trouvaient inadmissible qu’un jésuite puisse avaliser de fait la persistance de superstitions chinoises au lieu de les combattre.


Une polémique naquit à ce sujet, et elle se poursuivit jusqu'à la mort du missionnaire allemand. Plusieurs commissions théologiques s'en emparèrent et, en 1664, les autorités religieuses décidèrent que Schall pourrait conserver sa charge à condition qu'il s'occupe exclusivement de la partie astronomique du calendrier. Au fil des années, l'influence de Schall à la cour impériale et son ascendant sur l'empereur déclinèrent, et Shunzi, à la fin d'un règne qui dura un peu moins de vingt ans, se rapprocha du bouddhisme. Son choix conforta les opposants aux jésuites, décidés à se venger de leur éviction du Bureau astronomique. L'astronome musulman Wu Mingxuan accusa les missionnaires d'établir de fausses prédictions, et le lettré Yang Guangxian écrivit contre eux un libelle d'invectives.


Ces dénonciations seraient restées sans conséquences graves si l'empereur Shunzi n'était pas mort en 1661, et si son successeur sur le trône n'avait été Kanxi, un enfant âgé de seulement sept ans, flanqué de quatre régents. L'un d'entre eux, Oboi, prit parti contre les jésuites en 1664. Schall, âgé de soixante-treize ans, venait d'être frappé d'une attaque de paralysie quand ses accusateurs dénoncèrent formellement les jésuites au ministre des Rites, sous le prétexte que les religieux professaient des doctrines subversives, entretenaient des rapports suspects avec les marchands de Macao et que Schall, en particulier, avait commis une faute grave en indiquant un jour funeste pour la sépulture du troisième fils de l'empereur Shunzi, mort enfant en 1658.Le vieux missionnaire fut emprisonné avec ses confrères, dont Schall et Verbiest, et certains collaborateurs chinois. Le procès qui s'ensuivit dura six mois. Schall fut accusé de trahison, diffusion de fausse religion et enseignement de fausse astronomie, et condamné à la peine de mort. L'intercession de l'impératrice mère, qui demanda la clémence pour les jésuites, aboutit à leur libération, mais la condamnation à mort des collaborateurs chinois fut suivie d'exécution. Entre-temps, les persécutions s'étaient étendues aux autres missionnaires présents sur le territoire chinois, et beaucoup d'entre eux furent emprisonnés à Canton jusqu'en 1671. Éprouvé par sa longue incarcération, Schall mourut un an après sa libération, le 15 août 1666, mais Ferdinand Verbiest, ingénieur, mathématicien et homme de culture éclectique, était prêt à continuer son œuvre avec ses confrères.


___________RK__________
Larges extraits de "Matteo Ricci" par Michela Fontana, édition Salvator - 2010.