Les origines du parler lyonnais :
le franco-provençal
Le franco-provençal est la langue gallo-romaine issue de la
latinisation qui a rayonné à partir de Lugdunum. Toute la région de
Lyon, des Monts du Forez à l’ouest à la Suisse romande et au Val
d’Aoste à l’est, a connu une romanisation particulière, due à son
statut de “capitale des Gaules” maintes fois visitée par les
empereurs, et à sa position géographique de nœud de communication et
de passage obligé vers l’Italie.
On pense que la latinisation de cette aire franco-provençale s’est
faite avec un latin assez pur, littéraire et poétique. “Lyon a aimé le
beau langage”, souligne Anne-Marie Vurpas, chercheur à l’Institut
Pierre Gardette de Lyon. Le franco-provençal utilise ainsi un
continuateur du latin feta, mot poétique utilisé chez Virgile et
signifiant originellement “femelle qui a mis bas”, alors que le mot
français “brebis” vient de berbrix, déformation populaire de vervex,
bélier.
Ce que l’on appelle le parler lyonnais, c’est donc la réalisation
locale du dialecte franco-provençal.
Le seul élément fédérateur Rhône-Alpin
Le domaine franco-provençal constitue une ellipse, dont les foyers
sont Lyon et Genève, et inclut très précisément tous les départements
de l’entité administrative “Région Rhône-Alpes”, à l’exception
peut-être du sud de l’Ardèche et de la Drôme, plus proches de
l’occitan. “Cette langue constitue peut-être le seul trait commun à
Rhône-Alpes qui épouse la même communauté linguistique”, souligne
Anne-Marie Vurpas.
La “Bible” : le Littré de la Grand’Côte
Publié en 1894, le Littré de la Grand’Côte, de Nizier du Puitspelu
alias Clair Tisseur, figure en bonne place dans toutes les
bibliothèques lyonnaises. Ce dictionnaire du “parler lyonnais”,
concentré drolatique et inspiré de l’esprit lyonnais, est un vrai
phénomène d’édition. “Émerveillé par l’humour et la force de cet
ouvrage qui, à travers le langage, présente toute une région, j’ai
cherché à le rééditer en arrivant à Lyon, en 1980”, raconte
l’éditeur et libraire Jean Honoré. En dix jours, les 2.000 exemplaires
sont épuisés. “C’est le miracle lyonnais, une incroyable aventure
! Le téléphone n’arrêtait pas de sonner et la porte de la librairie,
de s’ouvrir sur un public très populaire de concierges, d’épiciers,
etc. Pour faire ce score, il ne faut pas que des bobos ou des
intellos ! De toute façon, j’ai toujours dit : Lyon est le meilleur
public de France pour sa ville”, assure l’heureux éditeur. Plus
de 16.000 exemplaires ont été réédités à ce jour et le succès ne s’est
jamais démenti. “Ça va bien plus loin qu’un dictionnaire : c’est
un livre à poser sur sa table de chevet ; on en lit quelques pages
tous les soirs et on s’endort comme un bienheureux !”, affirme
Jean Honoré.
La Librairie des Terreaux de Jean Honoré se situe au 20, rue
d’Algérie, Lyon 1er. 04 78 28 10 69.
Linguistique ▲
L’accent lyonnais
Les traits les plus marquants de la prononciation
sont le rapprochement du a avec le o (autrement dit, la vélarisation
du a tonique : avocat prononcé avocât), le rapprochement du o ouvert
avec le eu (bord prononcé comme beur), et la fermeture du eu ouvert
(jeune prononcé comme jeûne).
Les régionalismes grammaticaux
Les plus vivants sont sans doute l’emploi des
adjectifs verbaux (trempe pour trempé, gonfle pour
gonflé) et surtout, l’emploi de “y” comme pronom neutre
complément d’objet direct (“j’y sais depuis que tu m’y as dit”).
L’emploi de ce neutre est une survivance de notre patois, qui avait
trois genres : féminin, masculin, et neutre (hoc, ceci). Le passage au
français a entraîné un manque (disparition du neutre), compensé par le
“y”. “Ce n’est donc pas un solécisme ou un barbarisme, ni quelque
chose de honteux, mais une carence de notre langue”, souligne
Anne-Marie Vurpas.
Un français qui n’a pas réussi
Le dialecte franco-provençal repose, à égalité, sur
une tradition aussi longue que celle du français, mais petit à petit,
à cause des vicissitudes de l’histoire et de la politique, il a été
devancé par le français, puis déprécié. Autre raison : le
franco-provençal est de tradition orale et n’a pas accédé au rang de
langue de culture, comme l’ont fait d’autres langues régionales
(notamment l’occitan), et les productions littéraires sont restées
limitées. “Il n’est pas étonnant que Pierre Gardette ait utilisé
l’expression “grande méconnue” lorsqu’il a présenté la
langue lyonnaise dans son discours de réception à l’Académie des
sciences, belles-lettres et arts de Lyon en 1956”, souligne
l’anthropologue Jean-Baptiste Martin.
Un parler en voie d’extinction
Lyon a délaissé le franco-provençal au profit de la
langue du roi dès la fin du Moyen-Âge, pour devenir alors un important
centre de diffusion du français. Lyon a ensuite connu un important
brassage de population, perdant un grand nombre des traits régionaux
qui coloraient sa langue au cours des siècles passés. La situation est
sensiblement différente dans les campagnes environnantes, et notamment
dans les Monts du Lyonnais, la Bresse, et surtout entre Bourg et la
Saône, où certains parlent encore une déclinaison lyonnaise du
franco-provençal.
La Grande guerre, l’école de la République, le mépris et le
centralisme français, puis la fameuse mondialisation ont parachevé la
disparition du patois lyonnais. Si l’on compare les relevés de Nizier
du Puitspelu dans Le Littré de la Grand’Côte (1894) et les résultats
des enquêtes pour préparer l’ouvrage Le parler lyonnais paru en 1993,
on constate une déperdition de plus des deux tiers du vocabulaire au
cours du XXe siècle. “En éliminant tous les mots disparus,
j’arrive à peu près à mille mots”, relève Anne-Marie Vurpas,
qui assure qu’un tiers est demeuré vivace et confie en employer
couramment cent cinquante.
Dans une génération, c’est fini
“Les enjeux sont les mêmes au fin fond de
l’Amazonie et ici”, assure l’assistant-chercheur à l’institut Pierre
Gardette Michel Bert, reprenant une prédiction du linguiste Claude
Hagège : “La moitié des langues va disparaître dans le siècle”.
“Le franco-provençal en fera partie”, estime
l’assistant-chercheur. Sa collègue Anne-Marie Vurpas est plus
catégorique encore : “Dans une génération, ce sera fini”.
Les survivants
Les mots qui ont les meilleures chances de survie
portent sur les particularités locales (traboules) et
notamment les spécialités culinaires (bouchon, mâchon, pot, bugne,
cervelle de canut, gratton, rosette, etc.) ou les termes
affectifs souvent liés à des souvenirs d’enfance (gone, belin,
fenotte, etc.). Les mots très précis qui n’ont pas trouvé
d’équivalent en français ont également plus de chances de se
maintenir, comme cigogner (secouer avec un mouvement de
va-et-vient). Enfin, dernière catégorie de survivants : les termes qui
servent de marqueurs d’identité, comme gone, mais ce critère
fonctionne assez peu en Rhône-Alpes - contrairement à la Bretagne, par
exemple, qui a une forte identité ethnique.
Les Lyonnais naturalisés Français
Un certain nombre de mots de notre région, Guignol
en tête, ont perdu leur caractère régional en passant dans le français
commun. “C’est le cas aussi d’une série d’autres mots appartenant le
plus souvent au registre familier : bafouiller, jacasser,
ronchonner, décaniller, vadrouille, moutard, frangin, rapetasser,
flapi, dégobiller…”, relève Henriette Walter dans "l’aventure
des mots français venus d’ailleurs". La célèbre linguiste observe
également que “C’est sans doute chez les canuts que s’est d’abord
diffusé le mot échantillon, né dans la région lyonnaise du verbe échandiller
: vérifier les mesures des marchands”.
Le parler de Guignol
Au
XIXe siècle, les Canuts de la Croix-Rousse, sans doute en réaction à
la bourgeoisie lyonnaise, ont développé un argot lyonnais illustré par
la littérature de Guignol. C’est toujours une dérivation du
franco-provençal, avec une exagération drôle et expressive de certains
traits phonétiques et grammaticaux. La langue de Guignol se compose
ainsi de nombreuses déformations et créations expressives (esprité
pour plein d’esprit, explicationner pour donner des
explications, lantibardanner pour traîner au lit…). Elle
opère également des rapprochements cocasses avec des mots aux
sonorités proches (voix de centaire pour voix de stentor, automaboule
pour automobile, rhinoféroce pour rhinocéros, trait
d’ognon pour trait d’union, etc.). Basée au musée Gadagne,
l’Association des Amis
de Lyon et de Guignol se démène pour défendre et illustrer le
parler de Guignol. Présidée par Gérard Truchet, qui a “attrapé ces
mots quand il était petit, à la Guillotière”, l’association
dispense depuis cinq ans à plus d'une centaine de curieux des cours
mensuels de parler lyonnais, mettant en scène de façon très vivante ce
langage imagé.